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Le poids des morts.

  -  .   -  Le poids des morts.

Le poids des morts // Mes arrière-grands-parents, Léon et Ernestine ont été assassinés. Ça surprend hein ?Auschwitz.« Ah…! ça…! » Ça surprend moins tout d’un coup. C’est moins tonitruant. Moins exceptionnel. C’est vrai que 2 personnes sur 6 millions ça devient banal quand on y pense. On est loin de l’assassinat de faits divers, du coup d’éclat, du petit meurtre original. “Faudrait pas en faire toute une histoire” qu’on penserait presque. Mais à échelle individuelle ces morts prennent de l’amplitude, croyez-moi. Traumatisé par la perte de ses parents mon grand-père a rejeté la religion de sa vie, mais aussi sa langue et son prénom. De Dieu chez lui il n’était pas question. Et quand j’y pense c’est toute une identité qui nous a été enlevée. On a détruit les Hommes mais combien sont les survivants ayant enterré leur propre identité, leurs rites et leur culture à défaut d’avoir pu inhumer leurs morts. C’est une élimination à retardement. De ce fait le judaïsme ne fait pas partie de ma vie ni de celle de ma famille. Je suis profondément athée (dit-elle comme pour se justifier. Elle aurait tout aussi bien pu dire “Rassurez-vous ! Je ne suis pas juive !”. A ce titre je me souviens qu’un jour j’avais trouvé dans la boîte à bijoux de ma mère un pendentif en forme d’étoile de David. Je devais avoir 13 ans. J’étais à l’époque extrêmement fière d’avoir des ancêtres juifs, comme si le fait d’appartenir à une communauté allait m’élever au-dessus de ma condition. Je trouvais que ça faisait classe. Ça me rendait un peu moins normale et plus exceptionnelle, plus remarquable aussi. “Regardez j’ai acheté les même Buffalos que Geri Halliwell” versus “Regardez je suis juive”. J’ai sorti la chaine et l’ai mise à mon cou. Lorsque ma mère s’en est aperçu elle m’a demandé de la retirer. “Tu pourrais t’attirer des ennuis”. Fin de l’histoire, la peur se transmettait donc de génération en génération, on refourguait cette culture au fond du placard. Qu’on en parle plus et fermeture de la parenthèse la plus longue de l’histoire.).L’extermination qui a touché ma famille, comme celle de nombreux autres, est un non-sujet. On en sait trop peu alors on ne dit pas grand chose. Surtout on ne s’apitoie pas. Helmuth-Henri-Pépé est parti avec ses tragédies bien serrées autour de son petit cœur d’enfant de 67 ans. De sa vie d’avant il ne disait quasiment rien. Je ne sais pas si les terres de Kolomiya manquaient à Ernestine lorsqu’elle arpentait les artères bruyantes de Vienne ou si Léon appréciait boire un verre de Slivovitz une fois son repas terminé et les enfants couchés. Nous, ceux d’après, les enfants et petits-enfants nous nous sommes accommodés de cette histoire faite d’absences et de silences, nos origines sont comme une vieille couverture trouée, traversée par les courants d’air. Certains ont tenté d’en apprendre davantage mais face au vide où chercher ? Alors moi depuis toujours j’ai tissé avec le peu que j’avais. Je leur ai imaginé une vie. Chaque rarissime anecdote cent fois répétée, usée jusqu’à la trame, est devenue le fantôme d’elle-même. On ne sait plus ce qui est vrai ou faux mais qu’importe car nous avons si peu à nous raconter. Et puis j’ai lu ce livre, La Carte Postale d’Anne Berest. Après avoir terminé ma lecture au beau milieu de la nuit la tristesse est venue me cogner à poings fermés. Cette douleur fulgurante a ravivé en moi une soif de comprendre et de combler les vides. Je me suis levée, aussi légère que possible pour ne pas faire hurler mon parquet (certains grincent, le mien hurle. Si tu marches chez moi pendant que je te parle tu n’entendras que les CRROUIIIC CRAC de tes pas et on se retrouvera comme deux petits vieux d’EHPAD à ponctuer nos conversations de “TU DIS QUOI ???” “REPETE J’AI PAS BIEN ENTENDUUU”. Alors imagine quand il est 3h du matin et que ton enfant dort. Bref je m’égare, revenons-en à nos moutons on n’est pas là pour parler plancher) et je me suis glissée dans le lit de Marcus en catimini. J’ai serré ce petit corps endormi contre moi et enfouis mon visage dans sa nuque chaude et douce. A ce moment précis j’aurais souhaité me dissoudre dans cette odeur de draps propres et de bave séchée, que la douceur de mon fils m’engloutisse pour toujours. J’ai pensé à Ernestine qui n’a jamais eu la chance de voir grandir ses enfants, j’ai pensé à ces femmes devenues folles de tristesse après qu’on leur ait arraché leurs enfants des bras, j’ai pensé à ces gamins livrés à eux-mêmes au milieu du chaos et au bout d’un long moment je me suis endormie. Le lendemain mes recherches commençaient. Avec frénésie, en quasi-apnée, sans détourner le regard une seule seconde de mon écran, à en oublier de boire et de manger. Je voulais comprendre. Où avaient-ils vécu ? A quoi ressemblait leur vie avant la fuite ? Où l’exil les avait-il menés ? Comment et par la faute de qui s’étaient-ils retrouvés enfermés dans ce train maudit ? A qui mon grand-père devait-il sa survie ? Et soudain…Internet m’a offert Leurs visages. Ils avaient donc des visages. Des visages. Des visages. Des visages. Des visages. J’insiste car c’est important. En une seconde, de manière complètement inattendue leur identité a été exhumée de l’oubli. Soumis à mon regard ils se sont individualisés. Leur humanité entière s’est soudainement incarnée dans deux photos d’identités jaunies. J’ai ressenti pour eux, et particulièrement pour Ernestine, une tendresse instantanée, filiale. Le regard de Léon (que je sais vert clair) m’a transpercé. J’ai immédiatement reconnu en lui les hommes de ma famille. Aucun doute permis. C’étaient eux. Le choc a été si violent pour moi que j’en ai ressenti une nausée immédiate. Mes morts à moi avaient donc un visage. Les fantômes de mon histoire avaient enfin franchi le seuil du réel. La légende a pris fin le jour où ma quête à commencée. Depuis ce jour j’ai obtenu plus de 700 pages d’archives, des échanges épistolaires, des documents administratifs, quelques photographies. Je peux retracer leur parcours de Kolomiya à Vienne puis dans le désordre Bruxelles, Alzonne, Rivesaltes, Palavas, La Creuse, Marseille, Drancy, Auschwitz. Je sais qui a sorti mon grand-père et sa sœur des camps. J’entr’aperçois enfin ce que furent pour eux ces années d’exil, de fuite, d’internements et de cachettes ainsi que la vie d’après pour les survivants. J’ai parfois eu l’illusoire espoir de lire sur une page dactylographiée que Léon et Ernestine avaient survécu. C’est peut-être ça que je cherchais au fond…Il me faudra du temps pour mettre de l’ordre dans ces recherches afin d’obtenir un résumé plus clair et linéaire de cette période de leur vie. Je ne sais pas si je vais continuer plus loin, il me reste de nombreux trous à combler, des pistes inexplorées. Je sais que je ne pourrais pas repousser indéfiniment les limites de l’oubli, qu’un jour j’arriverais au bout de ce qu’il est possible d’obtenir. Par ailleurs je n’obtiendrais jamais toutes les réponses aux questions que je me pose pour la simple raison que peu importe le nombre de documents que je retrouve à leur sujet il ne sera toujours question que de papiers et de l’interprétation qui en est faite. Je recouds la vieille couverture de mon histoire familiale avec le fil de mon imagination et 700 pages de paperasse. Prendre du recul sera indispensable pour que je puisse tirer une conclusion définitive de tout cela. Pour l’instant je suis soulagée d’un poids. Le poids de mes morts. J’ai l’impression de m’être acquittée d’une dette envers eux. Pour le reste ça a renforcé mon pessimisme au sujet de la nature humaine. Il y aura je crois toujours plus de majeurs levés que de mains tendues mais c’est une réflexion qui va nécessiter du temps. Le temps d’être moins en colère et moins triste sûrement.